Le livre que nous offre A. M. Goichon constitue une somme sur un pays arabe né de la décomposition de l'Empire colonial britannique, un pays apparemment condamné dès sa naissance par sa faiblesse économique naturelle. Au nord, la Syrie, à l'est l'Irak, au sud, l'Arabie et l'Egypte, enfin à l'ouest, interdisant tout accès au rivage fertile de la Méditerranée : Israël et ses problèmes. Quatre puissants voisins, donc, semblent vouloir l'écraser, mais le plus grand danger vient d'Israël et de ses Palestiniens émigrés qui trouvent refuge aux frontières du pays perdu, entretenant la haine de l'usurpateur au mépris des lois de l'hospitalité. A ce jeu, l'existence même de la Jordanie est mise en cause, il faudra un bain de sang pour sauver la situation, puis des trésors de patience et de diplomatie pour subsister. C'est que les trois quarts du pays sont désertiques et que la zone fertile du bas Jourdain avec ses riches oasis et ses belles cultures se trouvent maintenant, par le fait de guerres malheureuses, sous la tutelle d'Israël. Subsister à ce prix constitue un miracle quotidien, un exploit sans cesse renouvelé.

Nul mieux que A. M. Goichon connaît ces problèmes qu'elle étudiera avec toute la rigueur scientifique souhaitable, il apparaît cependant que là ne se limitent pas ses ambitions. A travers les aléas de la politique c'est l'humain qui compte avant tout. L'auteur nous avait déjà habitué â ses longues enquêtes sociologiques, vibrantes d'affection, telles que «la vie féminine au Mzab», ou encore «La femme de la moyenne bourgeoisie d'asie», il n'est donc pas étonnant de la voir se mêler au peuple, épouser ses problèmes, vivre son drame quotidien; partager sa foi et ses espoirs. Elle s'efforcera de suivre l'évolution d'une société qui ne se veut pas condamnée et qui lutte pour vivre, encouragée à le faire par l'action de ses dirigeants. A. M. Goichon ne cache pas sa profonde admiration ni sa sympathie â l'égard du «petit roi», image personnifiée de son pays, dont le courage, le dynamisme et la sagesse la frappent.

Tout le premier tome (580 pages) est consacré à l'histoire du pays, â ses caractères géographiques qui conditionnent la vie, les «personnages de premier plan étant ici la terre et l'eau, bénédiction si âprement marchandée de tous temps en Jordanie. Le passé lointain est esquissé avec justesse en quelques pages; le monde semi légendaire de la Bible n'offre, dans l'optique du livre, qu'un intérêt très relatif, disons qu'il colore le fond et alimente l'imagination des touristes venus fouler la terre d'Abraham après avoir mis leurs pas sur ceux du Christ. En fait, ils découvrent surtout le souvenir des colonisateurs gréco-romains ou mésopotamiens, les ruines du monde paléochrétien ou encore les vestiges de l'épopée des Croisés, greffe occidentale qui n'a jamais pu prendre. Le Moyen Age, qui se prolonge si longtemps au Proche-Orient, la suggestion ottomane qui s'avère bien paralysante au fil des siècles, mais qui assure néanmoins la plus longue période de paix qu'ait connue cette région du monde si agitée, l'infiltration des puissances occidentales à l'affût des morceaux de choix que laisse espérer la lente agonie de " l'homme malade", le grand ébranlement de la première guerre mondiale et ses équivoques diplomatiques nées de tractations secrètes qui conduisent à la «curée» des traités de Versailles du Trianon et surtout â celui de Sèvres (1920), provoquent des réactions vives dans le monde arabe qui se réveille. Le bouillonnement politique durant l'entre deux guerres, la deuxième guerre mondiale et ses suites au Proche-Orient, toute cette histoire souvent mal connue, nous est révélée avec précision et sans vaine littérature. A. M. Goichon n'ignore rien de ces problèmes, mais ils la conduisent au roi Hussein auquel l'auteur qui se défend de retracer l'histoire politique de son règne, consacre néanmoins un chapitre de 59 pages. Il est juste de constater qu'un chapitre tout aussi long a été réservé aux réfugiés palestiniens, problème des émigrés qui, naturellement, reviendra tout au long de l'enquête de même que toute la suite de l'ouvrage exaltera les mérites du souverain et de sa sage administration. On peut, certes, ne pas partager entièrement l'admiration de l'auteur à l'égard d'un chef qui ne manque ni de courage, ni de qualités intellectuelles, mais qui perpétue néanmoins, en plein XXe siècle, un régime féodal reposant sur la seule volonté du chef de l'état...

«La Jordanie réelle», raconte aussi  la longue marche du pays vers le progrès.Tous les aspects de la vie : l'enseignement et ses réformes, l'essor intellectuel, le développement de l'armée et sa modernisation, l'accueil des réfugiés, la médecine, l'étude des groupes sociaux divers, des divers milieux religieux si nombreux et si étonnants dans un pays aussi peu peuplé, la marche en avant d'un pays libre (nous dirons d'un pays libéré des contraintes extérieures aussi bien que des suggestions intérieures qui faillirent l'étouffer), les grands travaux effectués ou en cours, sont traités avec minutie et surtout avec foi dans la réussite, avec l'amour de l'humain qui ressort constamment dans des pages vivantes où l'on sent souffler la sensibilité féminine. Ici, c'est la description colorée d'un paysage peint en quelques touches justes et vibrantes, là c'est un dialogue vivant, très imagé, comme une caresse donnée et reçue du fond du cœur. La sécheresse des graphiques, celle des statistiques sans lesquelles on ne saurait être pris au sérieux, les rigueurs d'une enquête qui n'entend rien laisser au hasard ou à l'a -peu -près, ne sauraient exclure la sympathie constante de l'enquêteur qui vit son sujet, partage les ambitions ou les amertumes, bref donne le meilleur de lui-même... 

Un livre que l'on ne peut pas lire rapidement, qui oblige souvent à la réflexion, à la correction d'idées toutes faites sur le monde arabe, une somme dont il n'est plus possible de se passer si l'on veut comprendre le problème du Proche-Orient, telle nous paraît l'œuvre colossale de A. M. Goichon.