En savoir plus Les épis mûrs
Rebatet ! Lucien Rebatet ! On entend déjà les commentaires. À quoi bon exhumer, rendre à la lumière, rehausser sur le pavois éditorial, photo d’époque, préface émue et dossier critique, les oeuvres de celui qui fut, après avoir bataillé à l’Action française, le porte-plume le plus incisif et vitriolant de la Collaboration intellectuelle. Celui qui, à côté de la grande et déferlante célinienne, sanieuse, somptueuse, offrit, avec Les Décombres un scanner amer de l’avant-guerre et de la défaite de 40, pointant là ce qui, pour lui, était les signes sombres de la décadence française : les politiciens, la démocratie, les juifs. En effet, pourquoi. Parce qu’il y a, à Rebatet, un autre Rebatet. Au publiciste pronazi répond en effet, dès les années trente, un esthète, un amateur encyclopédique de littérature, peinture, cinéma et, avant tout, un musicologue éclairé, ardemment moderniste. Ce dernier, on le trouvera s’exprimant dans l’opulente Une histoire de la musique, mais également dans ces Épis mûrs que Gallimard publia en 1954 et que réédite aujourd’hui Le Dilettante avec une étude du critique musical Nicolas d’Estienne d’Orves. Ce Doktor Faustus (Thomas Mann) à la française déploie pour nous le destin fracassé de Pierre Tarare, rejeton frondeur d’un chapelier et d’une mère anxieuse et surtout, avant tout, génie musical en herbe. Depuis les premiers tapotis prometteurs sur le piano familial jusqu’à l’adoubement solennel de Fauré et d’Enesco, ce roman nous expose la croissance contrariée, l’expansion douloureuse d’un autre Berlioz ou Wagner, infatigable et conscient de son avant-gardisme génial. Une « courbe de vie » endiguée par la férule imbécile du père, troublée par les soubresauts de la sexualité et le traditionalisme, finalement bienveillant, des professeurs. À l’heure de la reconnaissance et de la célébrité internationale, c’est un autre tonnerre qui attend Pierre Tarare : celui de la Première Guerre mondiale. Chronique d’un gâchis dénoncé, ce roman est également une peinture passionnée, et cocasse, des combats houleux de la modernité musicale des années trente. Comment a-t-il pu y avoir des « maîtres chanteurs » à « Nuremberg » ? Telle est toujours la question.
Extrait de l'avant-propos de l'auteur
Je rencontre rue Sébastien-Bottin Paulhan qui me dit «pourquoi ne donnez-vous pas une nouvelle à la N.R.F. ?» Pourquoi pas, en effet ? Ce serait peut-être une diversion salubre. Dans l'histoire de ma famille, la guerre de 1914 était représentée par un garçon d'une branche collatérale, musicien débordant des dons les plus éclatants, un des futurs grands hommes du XXe siècle, tué à dix-neuf ans sous la capote bleue du fantassin.
J'ai pris cet épisode pour sujet de ma nouvelle, sans autre ambition que de pousser un petit récit tout droit devant moi.
Après quarante-huit heures de rédaction, je cheminais d'un pas si léger, les bonshommes et les menus événements se dessinaient si bien que j'ai pensé : «Ce sera une nouvelle très étoffée.» Deux semaines plus tard, j'avais largement débordé le format des plus longues nouvelles, et mon gamin n'était encore âgé que de onze ans. Je me suis dit : «Ce sera un tout petit roman. On l'imprimera en gros caractères.» Au bout de trois mois, c'était un roman de dimensions très honorables, que j'appelai Les Épis mûrs. Sa dactylographie, la correction des placards me prirent plus de temps que de l'écrire.
La musique a été mon pain quotidien pendant vingt ans. Rien, je crois, n'a tenu une place plus profonde dans ma vie. Je suis peut-être un compositeur raté. La privation de musique a été un de mes pires supplices durant les sept années de prison. Que de fois m'étais-je raconté le premier concert que j'entendrais, dehors ! Mais ces fêtes ne sont pas destinées aux banlieusards pauvres. Et ma discothèque avait été pillée ou brisée par les patriotes de 1944. Les Épis mûrs sont évidemment nés de cette nostalgie, que j'ai prêtée à mon héros, en l'enfermant durant un an dans une chiourme scolaire, substituée à mon bagne. Je les ai écrits sans autre cours que mes souvenirs et un traité d'harmonie prêté par mon maître Emile Vuillermoz.
Ce livre a surtout été pour moi un divertissement. Il n'apporte, et je le regrette, aucune innovation dans la technique romanesque, qui en a tant besoin. Mon but était de traiter, par les moyens les plus simples, un sujet strictement musical, qui fût cependant lisible pour un profane civilisé. Je crois y être parvenu, et n'avoir pas beaucoup de devanciers français. (Je récuse tout à fait la sauce littéraire du Jean-Christophe de Romain Rolland.)